Manichéisme et religion de la beauté

~Henry Corbin 

Mon propos n'est pas d'affirmer une position nouvelle concernant les origines du catharisme, la question de savoir s'il y a une filiation historique, aux traces matériellement et indiscutablement repérables, entre le manichéisme et le catharisme, par une voie ou par une autre. Quelle que soit la discrétion que l'on s'impose relativement au débat historique, il n'en est que plus opportun d'élever la question à un autre plan, celui des faits spirituels  en tant que tels. Là, les problèmes de causalité et d'influence extérieure perdent leur importance, sinon leur sens. Car dès lors, ce que l'on envisage, ce sont les types spirituels et ce que les traits qu'ils ont en commun nous révèlent d'un monde suprasensible. De ce point de vue, ceux qui depuis longtemps déjà ont considéré le catharisme comme la forme extrême-occidentale du manichéisme, ne se sont pas trompés.
   
C'est la raison pour laquelle il est permis au chercheur professionnellement engagé dans l'exploration de l'univers spirituel iranien, de dire ce que lui suggèrent, à quoi le font penser, certains problèmes que nous posent la religion et la conception du monde des Cathares. Parmi ces problèmes, il en est un notamment que j'eus l'occasion d'entendre traiter par des amis que leur ferveur attache aux études cathares, et qui soulève certaines difficultés, notamment de la part de ceux qui ne partagent pas la même ferveur. Ce problème est celui-ci : Qu'en est-il de la relation des troubadours avec le catharisme? Plus on aime à souligner le lien entre manichéisme et catharisme, plus il semble que la question soit urgente : qu'est-ce que la mystique d'amour, l'extase d'adoration de la beauté humaine, peut avoir à faire avec l'ascétisme rigoureux du manichéisme ?
 
Qu'une réponse négative semble aller de soi  pour la plupart, nous révèle que chez beaucoup la connaissance du manichéisme ne dépasse pas un état d'opinion courante qui altère, jusqu'à les caricaturer, la vision et le sens de cette religion. Or, nous disposons de textes arabes et persans de la haute époque islamique, c'est-à-dire d'une époque  où le manichéisme était  encore vivant en Asie centrale, textes qui nous attestent explicitement cette religion de la beauté professée par les Manichéens.
   
En présence de ces textes, dont les auteurs connaissaient sans doute mieux que nous ce dont ils parlaient, on a répété de nos jours les mêmes objections banales et inopérantes. A ces objections l'on peut faire face par des considérations qui vaudraient également dans le cas des troubadours, et qui sont corroborées par leurs homologues et contemporains iraniens, soit par les adeptes de la théosophie de la Lumière de Sohrawardî, soit par la longue lignée de soufis qui, depuis Rûzbehân de Shîrâz au XIIe siècle, ont professé la même religion que nos Fidèles d'amour.

Déjà l'hérésiographe, Abdol-Qâhir Bagdâdî nous informe de l'existence d'une école dénommée Holmânîya, d'après le nom de son fondateur, Abû Holmân, un Iranien originaire du Fârs (ob. 340/951).
Cette école professait que Dieu a pris demeure dans les êtres de beauté, et dans leur ferveur, nous diton, ses adeptes se prosternaient devant toute apparition humaine de cette Beauté (je crois bien que Gérard de Nerval a consigné quelque chose qui ressemble à cela dans son « Voyage en Orient»).
   
Mieux encore, un écrivain du Ve siècle de l'hégire, c'est-à-dire de notre XIe siècle, Abû Shakûr Sâlimî, nous réfère expressément aux Manichéens de Chine, de Khotan et du Tibet. Ils adorent, nous dit-il, tout ce qui à leurs yeux manifeste la Beauté : lumières, eaux courantes, arbres, animaux, parce que dans tout être beau, dans tout objet beau, la divinité de lumière a pris demeure. L'auteur emploie même ici un terme caractéristique du soufisme, en disant : dans chaque shâhid, c'est-à-dire dans chaque témoin de contemplation. Il en souligne la relation avec  l'école précédente, et insinue naturellement que les Shî'ites sont pour quelque chose dans cette doctrine.
   
Enfin le grand théologien Ghazâlî (ob. 1111 A.D.) nous communique les mêmes données, en précisant qu'il s'agit des Turks d'Extrême-Orient, c'est-à-dire des Turks Ouïgours. On sait en effet que les Turks Ouïgours avaient adopté le manichéisme et il faut souligner, car c'est à leur honneur insigne, que leur Etat, d'une durée malheureusement éphémère, fut le seul historiquement où le manichéisme n'ait pas été persécuté. Pour eux, nous dit Ghazâlî, qui n'ont pas une charia (c'est-à-dire une Loi religieuse au sens islamique du mot), ils croient qu'ils ont un Dieu, un seigneur, et qu'il est le plus beau des êtres, et c'est pourquoi ils se prosternent devant tout être dont la beauté est parfaite, en disant : c'est notre Dieu. Théologien islamique strictement orthodoxe, Ghazâlî est un peu gêné en évoquant ces choses, mais il veut bien reconnaître que ceux-là sont plus près de la vision de la Lumière que les idolâtres, parce qu'ils vénèrent la beauté absolue, non pas une chose déterminée à l'exclusion d'une autre, et qu'ils vénèrent la beauté naturelle, non pas une beauté fabriquée de leurs mains.
   
Il peut se faire, il est même probable, que les hérésiographes dans leur parti pris, aient exagéré les traits. Néanmoins, il est un trait fondamental qui se discerne, et qui nous sera confirmé par d'autres sources. Mais il est significatif que, naguère encore, contre ces textes parfaitement explicites, l'on ait fait valoir que rien ne saurait être moins manichéen que cette vénération dont ils parlent, voire cette adoration professée à l'égard de tous les êtres de beauté. Car, nous dit-on, de beaux êtres humains, de belles plantes, de splendides animaux, sont encore des corps, des êtres matériels, et comme tels entièrement démoniaques (daêvik). La lumière divine qui investit le monde est belle, certes, mais elle est incorporelle et spirituelle, et ne se manifeste pas dans les substances matérielles. Voilà, nous semble-til, le type d'objection qui, tombant parfaitement à  côté, embrouille irrémédiablement problèmes et recherches. Elle prend comme base d'affirmation ce qui précisément est mis en cause.
   
L'argument en effet perd totalement de vue un mode de perception simultanée du monde sensible et du suprasensible qui, pour n'être pas celui de la conscience rationnelle de nos jours, n'en est pas moins la condition indispensable pour percevoir le phénomène de la beauté dont il est question. L'argument confond implicitement la physique manichéenne et la perception manichéenne de la Lumière, avec une physique chrétienne de l'Incarnation qui a des présuppositions tout autres.

Un premier symptôme à retenir, précise en effet la différence à l'égard de la christologie officielle des Conciles; il s'annonce dans le schéma bien connu où la christologie du manichéisme est solidaire de son anthropologie. De celles-ci on peut dire, à grands traits, qu'elles présupposent une triple structure de l'homme : corps, âme, esprit, au lieu de la réduire à une dualité : âme et corps. Peut-être bien que notre désarroi actuel, aussi bien que tout matérialisme, naïf ou scientifique, a son origine dans cette mutilation.
   
En tout cas, sans cette triple structure, il est impossible de comprendre le rapport que la vision manichéenne institue d'une part entre celui qu'elle  appelle Jésus-Eclat, le Moi de lumière, l'Esprit sauveur (dont la figure alterne dans le manichéisme oriental avec celle de la Vierge de Lumière, c'est-à- dire la Sophia), et d'autre part l'âme souffrante qui est son membre et qui est la parcelle de Lumière
retenue prisonnière dans les Ténèbres. Un mélange, certes, mais qui n'est pas une fusion comme entre corps matériels, car la substance de lumière ne peut se matérialiser. Et ce sont toutes ces parcelles de lumière prisonnières, languissant après l'apparition  de leur membre sauveur, que les Manichéens occidentaux, c'est-à-dire africains, désignaient comme Jesus patibilis, Jésus souffrant, cloué pour toute la durée de cet Aiôn sur la croix de la Matière. Partout où se présentent lumière, éclat, couleur agréable, parfum ou sonorité délectable, jusque dans les minéraux, les métaux et les plantes, surtout dans les fleurs et les fruits, les Manichéens voyaient le Jesus patibilis, l'âme de lumière prisonnière. II y a là un accord frappant avec le témoignage recueilli chez nos écrivains islamiques. Jésus est à la fois la Psyché souffrante, et le Moi céleste, l'Esprit saint dont celle-là est le membre : il est la forme d'apparition de la nature lumineuse.
   
Précisément, cette notion de « forme d'apparition » caractérise au mieux le contraste entre ce qui est théophanie et ce qui est incarnation au sens courant du mot, et c'est ce contraste, marqué par un même terme technique (mazhar) que l'on retrouve en Islam, dans toute la théosophie du shî'isme et du soufisme. Nous pouvons quant à nous, certes, admirer, par exemple, la matière rouge d'un corps rouge.
En revanche, si nous admirons une image dans un miroir, ce n'est pas la matière du miroir qui est belle et que l'on admire, mais l'image qui s'y montre. Or, l'exemple du miroir est la comparaison à laquelle
recourent traditionnellement tous nos auteurs, pour expliquer comment ils perçoivent le phénomène.
   
La Beauté est la lumière qui transfigure les êtres et les choses, sans s'y incorporer ni s'y incarner; elle est en eux à la façon de l'image irradiant le miroir qui est le lieu de son apparition. C'est pourquoi l'adoration de la Beauté est celle de la Lumière manifestée à travers le voile de chair périssable, sans être jamais un attribut inhérent à la matière ni une qualification de la chair ou de la matière. La beauté est d'essence spirituelle; le phénomène  de la beauté est une apparition du suprasensible. La théosophie
ismaélienne a notamment insisté sur ce point, et cela nous aide à entendre un peu plus correctement les intentions attribuées aux Manichéens d'Asie centrale ou orientale.
   
Il est remarquable que celui des Soufis iraniens qui est peut-être le plus représentatif de cette religion de la Beauté, Rûzbehân de Shîrâz, au VIe/XIIe siècle, multiplie les allusions à ces villes d'Asie centrale dont certains des habitants avaient, à l'époque, la réputation d'une extraordinaire et surhumainebeauté.

Un de ses ouvrages en persan, le  Jasmin des Fidèles d'amour, est une sorte de dialogue autobiographique où transparaît à chaque page ce qu'il appelle le sens prophétique de la Beauté; le soufi est en quelque sorte le prophète de la Beauté absolue.
   
Et c'est par là que nous est donné à comprendre comment et pourquoi, pour Rûzbehân et ses disciples, l'amour humain, bien loin de former  contraste avec l'amour divin, est au contraire la pédagogie spirituelle indispensable pour accéder  à celui-ci. Amour divin et amour humain ne se présentent pas à la façon d'un dilemme, imposant entre eux une option, comme il est de règle pour les vocations monastiques en chrétienté. C'est qu'en réalité il ne s'agit pas de deux amours différents, déterminés et qualifiés respectivement par un objet différent (car Dieu n'est jamais objet), mais il s'agit de deux formes d'un seul et même amour. De l'un à l'autre, il n'y a pas transfert d'un objet humain à un objet divin; mais il y a une métamorphose s'accomplissant dans le sujet, c'est-à-dire dans l'amant. C'est pourquoi Rûzbehân distingue expressément entre ceux  qu'il appelle les « pieux  dévôts », les Soufis ordinaires, et ceux qui sont en propre les Fidèles d'amour. Chez ces derniers s'accomplit une métamorphose du mode de perception de l'être aimé; ils sont devenus capables de percevoir l'entité omniprésente de la Lumière, c'est-à-dire de la Beauté : Lumière et Beauté qui sont d'ordre suprasensible.
   
Nous sommes sans aucun doute en présence d'une spiritualité qui marque une rupture décisive avec nos catégories courantes. Nous avons essayé d'indiquer très sommairement les racines de ce phénomène spirituel. Il nous apparaît que la vision manichéenne de la Lumière, loin d'être contradictoire à cette perception de la Beauté, en est au contraire la présupposition. Dès lors aussi nous entrevoyons l'intérêt de ces comparaisons pour tous ceux que préoccupe la signification des troubadours par rapport au Catharisme. Une signification qui, aussi bien, déborde la civilisation occitane comme telle, puisqu'il y eut également des Cathares dans le Nord. Et c'est pourquoi l'entendront peut-être comme une invitation à repenser pour leur compte tout ce thème, tous ceux qui estiment que les problèmes spirituels n'admettent ni alibi ni solution décidée d'avance par d'autres, car l'urgence de l'homme-esprit reste ce qu'elle est : ni passée ni dépassée.

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